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Postscriptum n°9 - Staline ou le génie dans l'irresponsabilité

Introduction

Dans notre site, nous avons traité de l’irresponsabilité de dirigeants faux-jetons : l’irresponsabilité des médiocres. Dans le postscriptum consacré à Marie Stuart, nous avons traité de l’irresponsabilité inévitable. Dans ce nouveau (et long) postscriptum, nous allons maintenant nous intéresser à l’irresponsabilité géniale, celle dont fit précisément preuve le grand Staline.

Pour la clarté du propos et pour satisfaire notre penchant naturel à la digression, nous allons d’abord planter le décor, c’est à dire le contexte dans lequel s’est illustré notre “héros” - le grand moustachu.

Les adversaires en présence

Nous sommes en 1939, à l’époque du pacte de non agression germano-soviétique, l’époque de la mise à mort de la Pologne. Depuis plus d’un demi siècle, on s’évertue à accuser l’URSS d’avoir pactisé avec les nazis, en omettant le fait que les puissances occidentales avaient jusqu’alors constamment poursuivi l’objectif de déchaîner l’Allemagne contre l’URSS, afin de liquider les deux adversaires une fois leurs forces épuisées dans la lutte. Staline, en signant un pacte avec les allemands ne fit rien de plus aux occidentaux que ce qu’ils avaient prévu de faire à l’Allemagne et à la Russie. En fait de cynisme, il n’y a rien à dire : les adversaires étaient de force égale.

Un observateur “neutre” pouvait à l’époque prévoir avec une raisonnable assurance qu’Hitler était “cuit”. Le problème était de tirer le gain maximum de la situation. Tout indique que Staline se préparait à “secourir” l’Allemagne à sa façon en 1942, au plus tard en 1943, en arrachant leur proie aux occidentaux et en s’emparant de l’Europe centrale.

Après l’échec cuisant subi dans le ciel d’Angleterre, Hitler ne pouvait que faire un pas de plus vers la fosse en attaquant la Russie. Dans ces circonstances, Staline, en comblant les allemands de dons, de fourniture et de déclarations de loyauté “doucereuses”, s’efforça désespérément de convaincre Hitler qu’il était bien plus avantageux pour lui de s’abstenir de tout conflit contre l’URSS.

L’idée de Staline n’avait rien de stupide en soi: les allemands ayant échoué contre l'Angleterre, auraient du se battre sur deux fronts s'ils avaient ouvert les hostilités contre la Russie, avec des perspectives sinistres. Selon Staline, il suffisait de couvrir les allemands de dons et de gentillesses pour les endormir, au moins pour un certain temps. Ensuite, l'hiver russe se serait chargé de les convaincre de la nécessité de renvoyer à plus tard les hostilités; mais en 1942 les russes auraient été prêts, non seulement à se défendre, mais aussi à attaquer. Le raisonnement de Staline était apparemment logique, mais forcément erroné, parce que Hitler savait que le moment venu, Staline aurait sûrement attaqué. Hitler n'avait donc que le choix  d'ouvrir les hostilités le premier, à moins de se résoudre à disparaitre, ce qui aurait été certes judicieux, mais irréaliste. A son tour le raisonnement de Hitler, apparemment logique, était dans les faits un coup de hasard imposé par la situation désespérée dans laquelle les nazis avaient plongé l'Allemagne.

On voit ici deux champions de cynisme et de fourberie, l'un surévaluant ses dons d'hypnotisme et l'autre, mu plus par le désespoir que par le calcul, nous démontrer que même les "grands" raisonnent parfois comme les "petits" quand les événements les pressent de trop près. On pourra nous reprocher de prêter à Hitler et Staline des raisonnements qui nous sont propres. Peut être, mais des historiens, des vrais, nous ont précédé. Nous avançons donc nos thèses avec une modeste tranquillité.

Pour revenir à notre sujet, si d'un côté Staline s’efforçait fébrilement et en sous main de se préparer à un éventuel conflit, de l’autre côté il interdisait à ses militaires d’organiser quelque plan de défense des frontières que ce soit, avec l’idée fixe qu’il ne fallait donner aux allemands aucun prétexte pour attaquer. D’autre part, Staline était obsédé par l’idée que les occidentaux visaient le démembrement définitif de l’empire soviétique, idée qui se trouve être confirmée par l'histoire des cinquante dernières années et qui, déjà à l’époque, semblait une hypothèse plus que raisonnable à la lumière des positions étranges que l’Angleterre adopta dans les dernières années qui précédèrent l’invasion de la Pologne.

Sur ces bases, Staline, et son horrible exécutant des basses oeuvres Béria, considéraient comme un traître et un provocateur, au moins en déclarations, quiconque aurait osé parler d’une attaque allemande imminente. Et ils ne se contentaient pas de mots, parce que Staline comme Béria parlaient de “punir” les provocateurs de façon exemplaire, ce qui dans l’esprit et la pratique se traduisait par autant de pelotons d’exécution que nécessaire, pour en finir une fois pour toutes avec les “provocations”.

Les preuves d'une attaque allemande imminente

On a beaucoup parlé dans les soixante dernières années des multiples preuves fournies à Staline par les espions et les agents secrets à ce sujet. Dans les faits, et sans retirer le moindre mérite aux espions et aux agents secrets, les preuves étaient tellement évidentes qu’il fallait être sourd et aveugle pour refuser de reconnaître l’imminence d’une attaque allemande : des dizaines d’avions d’observation allemands atterris en urgence sur le territoire soviétique*, un boucan tellement assourdissant de moyens mécanisés sur certaines parties de la frontière que les militaires soviétiques n’arrivaient plus à dormir, des disparitions subites de techniciens et d’ingénieurs allemands travaillant en Russie, l’arrêt de toute forme de fourniture de la part des allemands et, enfin, des navires russes mis sous séquestre dans les ports allemands. Une attaque allemande était plus que certaine.

*Erratum - une petite correction sur ce point : selon nos sources, il ne s'agit pas de "dizaines d'avions de reconnaissance" comme nous l’avons écrit mais de deux avions: l'un tombé aux environs de Grodno parfaitement équipé pour un vol de reconnaissance et l'autre, atterri près de Libau, que les russes laissèrent repartir après moults gentillesses. Par contre, les protestations russes pour les survols continuels des avions de reconnaissance allemands devinrent une véritable routine, ces survols, détectés par les russes, dépassant la centaine depuis le mois de mars 1941. Même dans l'ultime colloque de Dekanozov avec Ribbentrop l'ambassadeur russe faisait état de ces survols. Dans ce colloque, qui eut lieu un peu après deux heures le 22 Juin 1941, Ribbentrop annonça l'entrée en guerre de l'Allemagne contre la Russie, déclaration cependant formulée de façon tordue et ambiguë. On reste du coup émerveillés des hésitations des autorités russes, et de Staline en particulier, pendant le premier jour du conflit, après ce colloque et un du même type qui eut lieu à Moscou entre l'ambassadeur d'Allemagne et Molotov.

Une énigme psychologique

Si l’on accepte l’hypothèse raisonnable selon laquelle Staline n’était pas un débile mental, alors se pose le problème de comprendre le cheminement psychologique qui le conduisit à un aveuglement aussi incroyable.

Tout en reconnaissant n’avoir pas trouvé à ce jour la moindre trace de travaux traitant de la psychologie du personnage dans de telles circonstances, nous ne parvenons pas à nous résoudre à l’idée qu’un pareil problème n’ait jamais été approfondi. Peut-être l’a-t-il été dans des ouvrages spécialisés démocratiquement réservés à un public d’érudits et d’élites, en certaines zones délimitées de certaines bibliothèques nationales non accessibles aux pauvres profanes que nous sommes. Dommage !

Reste des moignons de discours, peu structurés en vérité. On parle d’un Staline soupçonneux, jusqu’à la paranoïa ; c’est vrai. On mentionne le fait que certains généraux russes, parmi lesquels Toukatchevsky, avaient noué des rapports bizarres ou suspects dans le passé avec des correspondants occidentaux, ou les deux ; vrai aussi. Bien que féroce, le régime imposé par Staline, n’était pas à l’abri de tentatives de rébellion et Staline le savait ; il voyait donc des ennemis et des traîtres partout.

On dit aussi que Staline voyait simplement dans les préparatifs des allemands une forme de chantage visant à obtenir encore plus de la Russie ; un chantage qui nous semble bien coûteux si l’on pense aux cent quarante divisions déployées d’ouest en est.

Reste le fait que non seulement Staline maintint sa position jusqu’au dernier moment, mais que même après l’attaque allemande, il s’accrocha pendant une journée entière à l’idée qu’il s’agissait non pas d’une décision de Hitler mais seulement d’une initiative isolée d’une partie des forces armées allemandes.

Après l'attaque

Les chroniqueurs racontent que Staline disparut pendant quelques jours. Théoriquement, après ce qu’il avait fait, il pouvait en effet raisonnablement redouter d’avoir à disparaître pour toujours.

Arrivés à ce point de notre récit, faisons un petit retour en arrière : on éprouve une compassion étrange pour cette pléiade de chefs que Staline fit liquider à l’époque des grandes et petites purges. En vérité, dans certains cas, ces chefs étaient tout, sauf de doux agneaux. Dans cette succession de batailles rangées entre grandes araignées, Staline se révéla être le plus rusé et le plus fort. En 1941, presque tous ses adversaires étaient morts et Staline pouvait déclarer dans des conditions normales qu’il n’avait plus d’ennemis, à l’instar d’un certain général mexicain. Cependant, dans les conditions d’extrême faiblesse passagère où il se trouva dans les premiers jours du conflit, même des chefs médiocres auraient pu s’insurger et traîner Staline devant le peloton d’exécution.

Le coup de génie

Il fallait agir vite. Une fois passés les premiers jours d’angoisse et de craintes justifiées, Staline se mit au travail. Il aurait pu faire semblant de rien ; auquel cas les russes eux mêmes seraient venus solder son compte. Il aurait pu imaginer une justification à la situation qu’il avait créée, pratique courante parmi les dirigeants dont nous nous sommes occupés dans notre site, mais entreprise inimaginable dans ce cas, compte tenu de l’énormité des erreurs commises.

Il choisit une troisième voie : l’élimination fulgurante de ces chefs militaires qui avaient commis le crime impardonnable d’obéir scrupuleusement à ses ordres, avec en tête de liste le fidèle Pavlov, commandant en chef du front occidental.

Dans cette première charrette, prirent place des militaires qui s’étaient certes révélés fidèles et obéissants, mais qui en plus avaient objectivement fait preuve d’incompétence. Dans les faits, certains chefs militaires, préférèrent s’administrer d’eux-mêmes un coup de revolver “préventif”, pour “abréger les démarches administratives”.

Passée cette première période, Staline administra la “dose de maintien” : des chefs militaires, souvent innocents et dans certains cas même valeureux et compétents disparaissaient dans des “trous noirs” sans que personne ne sache plus rien d’eux et sans que des imprudents n’osent s’inquiéter de leur sort.

La “bête” voulait imposer fermement son droit de frapper au hasard. L’éléctrochoc que suscita ce traitement, au lieu de les dégoûter, rassembla en fait les militaires russes autour de leur chef. La terreur créée par le dictateur, le comportement bestial de l’agresseur allemand et leur patriotisme se mêlèrent dans le temps, jusqu’à produire peu à peu cette machine de guerre qui aurait par la suite écrasé l’envahisseur.

Nous voilà donc en face d’une troisième variante de l’irresponsabilité. Il ne s’agit plus ici d’un comportement inévitable (Elizabeth d’Angleterre) ou de la réaction d’individus médiocres qui marchandent leur irresponsabilité sur le dos des autres. Il s’agit maintenant de l’action scientifique d’un chef suprême qui face au danger de devoir répondre d’une grave erreur se libère d’une partie de ses fidèles - à la façon des lézards qui sacrifient leur queue pour ne pas être pris - en agissant fortement et rapidement sur la psychologie de ses subordonnés pour effacer ses fautes.

Considérations sur les nouvelles idéologies : la violence déguisée en morale

En examinant dans l’histoire des siècles passés le comportement de chefs fameux, comme Napoléon, Hitler, Staline, Mussolini, Saddam et bien d'autres, on est porté à conclure qu’ils ont tous en commun un monstrueux égoïsme. Venus du bas, il est probable que la nécessité de survivre et de progresser face à des adversaires tout aussi cyniques et téméraires qu’eux, les a conduits à se forger une “morale” dans laquelle leur “ego” a fini par occuper une position dominante et exclusive.

L’être humain en tant qu’animal “social” ne peut s’empêcher d’avoir un comportement ambivalent : égoïste pour assurer sa propre conservation et altruiste pour assurer la conservation de l’espèce (certains diraient même : de la nature). En s'éloignant de ce comportement général, certaines catégories d’individus, comme ceux cités ci-dessus, finissent par se “spécialiser” et par être considérés par beaucoup comme des “surhommes” ou des champions de “l’exaltation du moi”. Dans certains passages de Guerre et Paix, Tolstoï soutient la thèse selon laquelle il s’agit d’éléments nuisibles et qui, en faisant du “bruit”, nous font croire, à tort, que l’activité qu’ils déploient est indispensable à la marche du monde.

Dans différents chapitres de notre site, nous mettons en exergue cette curieuse forme de violence qui pousse certains “grands esprits” à enfermer l’histoire et les hommes dans des carcans idéologiques ou des morales qu'ils nous forcent à endosser, toujours et encore, quitte à nous contraindre à la contorsion mentale et au reniement du bon sens, au prix du sacrifice de la liberté la plus élémentaire et la plus vitale pour un homme qui est celle de l’esprit...

Dans les siècles passés, certaines religions ont glorifié la morale du sacrifice personnel, de la générosité désintéressée et du dévouement au bien commun, au moins en paroles. Bien sûr, les faits ont parfois trahi les mots ; on peut même dire que très souvent l’hypocrisie a tenu le devant de la scène, en bon Tartuffe. Mais au moins ces thèses ne prônaient pas un monde sauvage dans lequel tout un chacun se devait d’écraser son prochain.

Or voilà que surgissent maintenant de beaux esprits qui, en réaction aux croyances religieuses, ont inventé de nouvelles religions dites “satanistes”, qualifiées par certains de religions de l’égoïsme et de l’exaltation de l’ego. Si ces beaux esprits se contentaient de constater qu’une certaine catégorie de personnes, comme celles citées plus haut, a déjà appliqué ces principes, on pourrait parler de l’invention de l’eau chaude en souriant.

Malheureusement, ces beaux parleurs, soucieux de ne pas s’arrêter en si bon chemin et avides d’ériger la découverte de l’eau chaude en trouvaille spirituelle, ont décidé qu'ils avaient découvert une nouvelle idéologie et prêchent la “nécessité” pour les “meilleurs” d’exalter et de glorifier leur “ego”.

Or, à lire certains écrits de Mussolini à l’époque de son anticléricalisme furibond, on reste stupéfait de l’identité et de la communauté de pensée de certains de ces “pontes” satanistes contemporains avec les concepts mussoliniens. Même si certains “satanistes modérés” se sont éloignés en paroles de thèses proprement racistes et sadiques, on est forcés de constater que de nombreux groupes surgis du chaudron “sataniste” et désireux de pousser la logique de leurs beaux concepts à l'extrême, s'adonnent à des rites et à des activités du plus pur jus néonazi.

De l’idéologie de la générosité quasi obligatoire, nous sommes ainsi passés maintenant à des théories qui prêchent l’égoïsme triomphateur et qui qualifient ce nouveau cocktail “d’élévation spirituelle”, “d’exaltation de l’ego” et de “triomphe de la liberté”, contre ce qu’il est convenu d’appeler l’obscurantisme religieux. On peut même observer qu’égoïsme monstrueux et générosité obligatoire peuvent très bien coexister, comme cela fut précisément le cas dans la Russie stalinienne.

Or, toutes ces théories qui exaltent le “moi” reviennent à justifier tous les actes visant à imposer son propre “ego”, mêmes les plus odieux, en refusant tout principe de sanction pour ces actes. Elles sont l'expression du triomphe de l'irresponsabilité. De ce point de vue, Staline est un exemple lumineux de ces méthodes, théories, "religions" ou pratiques, quel que soit le nom qu'on veuille leur donner.

Derrière ces nouvelles “morales”, on retrouve toujours et encore des bourreaux désoeuvrés, pressés de reprendre du service et puisant leur source d’inspiration dans des cloaques dont ils tirent un jus qu’ils vendent pour de l’eau pure. Dans la grande trame que tresse l’histoire, on croit leur avoir fait un sort, parfois au prix de vies humaines et on s’en glorifie, et des dizaines d’années plus tard les voilà qui ressurgissent de dessous la terre et se renforcent sous une autre forme, avec d’autres mots mais la même source nourricière : le mépris de l’homme et la haine de la liberté. Quand donc l’humanité parviendra-t-elle à se libérer enfin de ces ivresses idéologiques qui prétendent “découper” l’être humain et le “sectionner”...jusqu’à l’amputation ?

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