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Postscriptum n°8 - le syndrome de la loméchuse

Avant propos

Le monde animal recèle parfois des phénomènes effrayants et fascinants à la fois. Il en est ainsi de la Loméchuse (du nom d'une célèbre empoisonneuse romaine), un coléoptère staphylinide parasite et mangeur de fourmis. Lorsque cet insecte entre dans une fourmilière, le scénario est celui de la mort lente.

Cet animal secrète le long des poils qui tapissent sa paroi abdominale un suc douçâtre dont les fourmis raffolent et qui agit sur elles comme une drogue. Perdant tout sens de la communauté, les fourmis se réorganisent pour se dédier entièrement à cet hôte pourvoyeur de drogue et à ses larves, qui, à peine en vie, dévorent à leur tour d'énormes quantités de larves de fourmis. Dans ces circonstances, les scientifiques ont observé une modification des comportements portant les fourmis à privilégier et à protéger les larves de la loméchuse au détriment de leurs propres larves et à ne plus mettre au monde que des formes d'individus « abortifs », ni mâles ni femelles, ni ouvrières ni reines, les pseudogynes. On a vu des fourmis continuer à sucer avidement le suc secrété par Loméchuse alors même que cette dernière les dévorait. Cette scène est sans doute la plus illustrative de ce processus d'autodestruction induite, où l'on voit une communauté consacrer toute son énergie à la préservation et à la protection d'une espèce venue pour la détruire.

Comme les fourmis sont naïves” se dit-on devant un tel spectacle. Et pourtant certains observateurs du milieu fourmilier ont trouvé des parallèles avec l'espèce humaine.
“All this goes sadly against the general reputation of ants for wisdom. But perhaps it might modify our censure to mark our own history or survey existing society. Would it not be found that we have not only tolerated but have fondled and nurtured human parasites in official, family, and private life, greatly to the loss of the commune? Our parasites destroy the virility and the very life of our young, and we endure them. They waste our resources by graft and neglect of duty and pernicious schemes and perverted policies, and we give them our suffrages and support. We open our homes and our harbors to guests who repay our hospitality by implanting among us doctrines, practices, and persons that carry the seeds of communal disorder and decay. Misguided by such social and political unwisdom, it fares with us, and will ever fare, as with ant communes inoculated with Lomechusan beetles.” http://www.antcolonies.net/insectsinantcolonies.html

Dans son article The analysis of mind, paru en 1921, Bertrand Russel s'est intéressé aussi à certains aspects du comportement aberrant des fourmis confrontées à l'attaque de la Loméchuse.

Nous nous limiterons pour notre part à l'étude de comportements parasitaires, générateurs de dérives budgétaires parfois catastrophiques, dans des sociétés frappées par ce que nous appellerons “le syndrome de la Loméchuse”.

La loméchuse en entreprise

Le syndrome de la Loméchuse se présente sous différentes formes mais le résultat reste le même : l'organisation se trouve engagée dans un processus de dépenses la portant à privilégier et à nourrir indéfiniment un projet coûteux et inopérant au détriment d'autres projets ou initiatives plus utiles.

  • Dans certains cas, les personnes à l'origine du projet n'agissent pas consciemment comme des parasites mais se comportent comme tels, à la suite d'un enchaînement d'erreurs et poussées par l'orgueil de l'innovation, sur des projets dont elles ont mal mesuré le poids et les conséquences.
  • Dans d'autres cas, que nous appellerons les cas classiques, un individu ou un petit groupe d'individus lance la société dans un processus dégénératif, en toute irresponsabilité, non pas tant par volonté destructrice mais plutôt par instinct, par flair animal, parce que comme la Loméchuse des fourmis, ils sentent tout simplement que le terrain est propice, même si l'enchaînement des faits pourrait faire penser que ces parasites agissent en connaissance de cause.

Nous nous occuperons ici exclusivement de ce dernier cas dit “classique” en considérant deux variantes :

  • Les dépenses du projet sont supportées par la société victime du syndrome elle même;
  • Le projet est financé par un client externe (par exemple un organisme public).

Les attraits de la Loméchuse: le cas classique

Pour que notre processus s'enclenche, Monsieur (ou Madame) Loméchuse doit présenter des “caractéristiques” dont nous ne citons qu'un échantillon.

  • Monsieur Loméchuse doit avoir des diplômes prestigieux qui à eux seuls garantissent son “sérieux” ;
  • Monsieur Loméchuse est pistonné par des personnes de confiance importantes ;
  • Monsieur Loméchuse peut, du fait de ses expériences passées ou de son background culturel se présenter à point nommé pour lancer des projets en gestation dans la tête de certains dirigeants et qui n'ont pu voir le jour par manque de compétences spécifiques.

Ces caractères externes ne sont pas les plus importants. Voici les attraits majeurs de notre animal:
La Loméchuse a un toupet extraordinaire qui lui permet d'instinct, sans même projeter un désastre, de ne tenir aucun compte de ses précédents déboires ou de ceux déjà en gestation. Elle doit savoir rendre facile aux yeux et aux oreilles des dirigeants ce qui n'a rien de facile en pratique. Elle doit leur inspirer une confiance telle, qu'elle pourrait aisément balayer d'un revers de la main la découverte de précédentes “casseroles”, en en rejetant la faute sur des “idiots” incapables d'appliquer sa méthode de gestion de projet ; alors que maintenant Loméchuse a pleine confiance en ses chefs qui, eux, “ont de l'étoffe”.
Munie de tous ces attraits, Loméchuse peut commencer à “travailler”, c'est à dire à dépenser.

Première variante: le projet est financé en interne

C'est un fait, le temps passe, les consultants surabondent, et les ressources nécessaires (au foirage bien sûr) augmentent sans fin sans que rien de concret ne sorte. Cependant, la Loméchuse produit quelque chose : elle permet à ses chefs de lécher le liquide douçâtre de “l'innovation” dont ils sont friands.

Mais la Loméchuse doit aller au-delà et prévenir le cas, peut être déjà advenu dans les zones d'ombre de son passé, où ses chefs, une fois goûté le “produit”, ont brutalement bloqué les dépenses. Pour éviter cela, la Loméchuse doit tendre rapidement vers un seuil critique de dépenses tel, que si ses chefs avaient recours à l'avortement traumatique, ils seraient immédiatement taxés d'imbéciles et d'irresponsables, pour avoir accepté d'aller déjà aussi loin. Passé ce seuil critique, la Loméchuse est certaine, sauf cas de révolution hiérarchique, d'emprunter la voie royale du projet “pérenne”. L'optimum se réfère ici à la nuisibilité du projet et non à la rapidité avec laquelle le seuil critique est atteint.

Nota Bene 1: “projet pérenne” dans notre cas signifie projet dont la caractéristique est de ne rien produire d'utile et dont la pérennité est directement proportionnelle à son inutilité, ou mieux encore à sa nuisibilité.

En effet, si le projet n'est qu'inutile, les chefs de la Loméchuse pourraient encore recourir à la panoplie des techniques propres aux organisations pathologiques pour faire apparaître un résultat pseudo-positif et clore la partie en beauté.

Si le projet est au contraire irrémédiablement nuisible pour la société, les chefs ne peuvent rien faire d'autres que de continuer à dépenser. C'est la phase de “pérennité”. Dans certains cas extrêmes, ils iront même jusqu'à payer le client interne (ou à prendre en charge toutes ses dépenses dites “de production”) pour qu'il utilise ou fasse au moins semblant d'utiliser le produit “fini” pondu par Loméchuse. Et comme personne n'accepte facilement de passer pour un minable à ses propres yeux, le chef de la Loméchuse continuera contre toute logique dans sa fuite en avant à encenser et à donner sa pleine confiance à Monsieur Loméchuse.

Nota Bene 2: Il faut préciser ici que les termes “projet pérenne” et “continuous project” semblent être de plus en plus utilisés dans la littérature technique. Cet usage correspond à des techniques de gestion de projet confirmées. Notre utilisation du terme “projet pérenne” n'a évidemment rien à voir avec l'usage qu'on en fait dans la littérature technique ; il se réfère exclusivement au caractère “pérenne” des projets infectés par la Lomechuse. En effet, ce terme n'a pas échappé à l'oeil vigilant des Lomechuses qui y ont trouvé un nouveau filon à exploiter. Comme quoi les personnes travaillant sur ce type de projets ont tout intérêt à rester vigilantes.

Conséquences sur l'organisation

Pour que Loméchuse continue de dépenser sur son projet “pérenne”, et que les chefs continuent à alimenter le parasite, il faudra serrer les cordons de la bourse sur d'autres projets. Certains seront tout simplement supprimés, d'autres sévèrement réduits et les pauvres bougres aux prises avec les autres tâches seront taxés d'incapables ou verront leur marge de manoeuvre diminuer, quand ils ne seront pas l'objet de raillerie et de réprobation de la part de la Loméchuse et de ses chefs.

Si l'organisation vit déjà une situation pathologique, le contrôleur de gestion, personnage pittoresque s'il en est, rougeaud et rondouillard, pas tombé de la dernière pluie et habitué des tableaux de bord farcis d'indicateurs que personne ne suit, donnera par exemple des directives limitant strictement la consommation de gommes et de crayons, sera particulièrement vigilant sur les frais de formation (histoire de ne pas payer des trucs inutiles, hein chef ?) et viendra signifier sans rire aux pauvres bougres que leur ligne budgétaire de 100 euros et 35 cents s'entend naturellement toutes taxes comprises. Dans une autre réunion et dans bien d'autres encore, il aura béni urbi et orbi l'orgie de dépenses de Loméchuse, tout compris et sans limite, une fois enregistrée la volonté du chef.

Si l'organisation était saine au départ rien ne changera en pratique car le contrôleur de gestion subira une mutation génétique forcée sous la pression des événements, s'adaptera à son environnement et suivra point par point les mêmes schémas que son collègue évoluant dans une organisation pathologique.

De tant en tant la Loméchuse décrètera que tel ou tel service n'est pas à la hauteur des prestations attendues et proposera des externalisations “visant à augmenter la productivité du projet (pérenne) et à réduire les coûts”. Le contrôleur de gestion approuvera d'un hochement de tête. “Externalisation” et “réduction des coûts” dira Loméchuse et ses chefs à nouveau lècheront avidement le suc douçâtre de l'innovation (s'il prononce “outsourcing”, ils iront directement au septième ciel).

Il est évident qu'externaliser le bordel de son projet ne fera qu'augmenter les dépenses et le désordre, mais c'est tout au bénéfice de Loméchuse qui comme nous l'avons dit, tend vers l'optimum. Seule une révolution hiérarchique serait susceptible d'empêcher la Loméchuse d'envoyer au tapis tout ou partie de l'organisation. Sanction des dirigeants précédents et comptabilisation des pertes seraient probablement au menu. Mais quid de la Loméchuse ? Elle court un risque réel d'être sanctionnée aussi, mais son instinct pourrait bien l'aider à renaître des cendres de son projet, telle la salamandre légendaire, en regagnant la confiance des nouveaux chefs pour repartir sur de nouveaux désastres. La technique du bouc émissaire pourra lui être utile dans ces circonstances : il suffira d'éplucher les évaluations des collaborateurs pour constater que la Loméchuse a toujours été bien notée, alors que d'autres personnes, mal notées, peut-être par excès de bon sens irritant, pourront faire office de coupable idéal.

Deuxième variante : le projet est financé par un client externe

Cas typique d'un organisme public finançant par exemple des recherches sur de nouvelles applications industrielles. Nous ne détaillerons que ce cas pour le moment.

Les conséquences restent tout aussi graves pour les sociétés impliquées, bien qu'à plus long terme, mais la voie de sortie peut être plus soft.
Tout fonctionne en apparence comme dans la première variante : pérennité du projet, nullité des résultats, dépenses croissantes, déviation des fonds vers le projet Loméchuse au détriment de projets ou de dépenses plus utiles.
Il existe cependant deux éléments différenciant.

Puisque la société de Monsieur Loméchuse n'est pas le payeur, les chefs de Monsieur Loméchuse seront encore plus tentés d'encourager le projet “pérenne”: quoi qu'il arrive, ils n'y perdront rien et sait-on jamais, peut-être qu'il en sortira quelque chose. Ce piège subtil a deux conséquences :

  • stérilisation des efforts que peut consentir la société civile pour progresser (cas typique où c'est l'Etat qui paie le projet Loméchuse). Quelle nation peut se payer ce luxe ?
  • perte de savoir faire réel de la société hébergeant la Loméchuse et se prêtant à ce jeu, avec des conséquences graves à long terme. Une SSII payée par des organismes publics pour un projet grandiose de fabrication de cure-dents ne saurait faire rien d'autre à la longue et se condamnerait à disparaître du marché.

Si c'est de surcroît l'Etat qui paie, la Loméchuse ne pourra pas l'envoyer au tapis à elle seule, compte tenu de la surface financière et de la solvabilité du client. De plus, les organismes publics ayant des exigences de rentabilité moindres, les dégâts provoqués par la Loméchuse seront moins profonds.

En règle générale, la Loméchuse promettra tout au client et ne produira que du papier. Il recevra pour son Noël quelques kilos de dossiers en échange de quelques millions d'euros. Ce petit jeu pourra durer des années (quinze ans dans un cas répertorié), jusqu'à ce qu'un fonctionnaire, même le plus distrait de tous les fonctionnaires, finisse par s'inquiéter.

La solution la plus pratiquée porte un nom : Tahiti (La Réunion ou la Nouvelle Calédonie feront l'affaire aussi).

Le fonctionnaire en charge du suivi budgétaire éprouvera alors le besoin impérieux de partir en mission à Tahiti, laissant à son successeur le soin de suivre la Loméchuse. Il donnera en partant quelques consignes rapides accompagnées de prévisions optimistes sur le projet, qui comme chacun sait “est en cours de finalisation”, en précisant en passant que Monsieur Loméchuse, comme tous les êtres exceptionnels, doit être un peu “bridé”. De cette façon, si les choses tournent mal, et elles tourneront mal, on pourra toujours dire qu'on n'a pas su brider la Loméchuse.

Un jour cependant, nos fonctionnaires finiront par ouvrir les yeux ; ils lanceront alors une opération spéciale de fondu enchaîné, consistant à réduire progressivement les fonds alloués au projet pérenne, jusqu'à le suffoquer dans le plus grand silence.

EPILOGUE

Nous n'avons pas distingué dans ce qui précède environnement sain et environnement pathologique en partant du principe que la Loméchuse peut attaquer indifféremment l'un ou l'autre, à la façon d'une attaque virale ou microbienne: qu'elle soit saine ou malade à l'origine, la société touchée finit de toutes façons par souffrir de phénomènes pathologiques classiques.

Les techniques d'attaque mises en oeuvre se basent sur des vulnérabilités propres à la nature humaine. Dans ces conditions, seule une action de blocage rapide pourrait arrêter l'infection ; mais à moins d'avoir subi une attaque précédente et d'en être sorti à peu près rétabli et vacciné, la probabilité de subir l'infection est extrêmement élevée.

Quoiqu'il en soit, la Loméchuse pousse à l'humilité : n'est-il pas instructif de constater que dans certains cas, des êtres humains dotés de raison, du simple exécutant au grand “décisionnaire”, ne font pas preuve de plus de discernement que des insectes ?

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