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Postscriptum n°3 : Marie Stuart de Stefan Zweig - Variations sur le thème de la responsabilité

Traiter ici du destin tragique de Marie Stuart peut surprendre. Nous avons pourtant deux bonnes raisons de le faire:

  • s'agissant d'un site personnel, nous souhaitons pouvoir y inclure librement tout argument susceptible d'en enrichir le contenu, même au détriment d'une certaine cohérence formelle ;
  • mais surtout la lecture de cette oeuvre de Stefan Zweig - postérieure à la mise en ligne du site - nous a ouvert les yeux sur une autre façon d'envisager le problème de la responsabilité des dirigeants.

Comme des promeneurs découvrant un paysage connu sous un nouvel angle de vue, nous voudrions partager l'apport reçu de cette lecture.

Dans notre petite autopsie des processus pathologiques, nous avons évoqué l'incapacité de certains dirigeants à assumer leurs responsabilités dans les organisations “malades”. Nous devons maintenant dépasser ce constat et nous interroger sur ce que signifie vraiment la responsabilité quand elle se conjugue au pouvoir.

La destinée tragique de Marie Stuart

Le résumé qui suit ne peut en aucun cas remplacer la lecture de l'ouvrage publié en 1935 par Stefan Zweig que nous recommandons vivement pour sa qualité d'écriture et pour le regard aigu et vigilant que l'auteur porte sur l'âme humaine.

Résumé

Marie Stuart, reine de France puis reine d'Ecosse provoque par sa conduite irréfléchie un enchaînement de scandales qui finissent par saper son autorité. Le dernier de ces scandales - l'assassinat de son mari (Henry Darnley Stuart, roi d'Ecosse) par son amant (Bothwell) en 1567 - entraîne la rébellion des lords écossais. Forcée d'abdiquer, la reine déchue se réfugie en Angleterre auprès d'Elisabeth I, sa rivale et son ennemie (1568).
Suite à de nouvelles imprudences de Marie Stuart, Elisabeth d'Angleterre, déjà suspicieuse, décide de la perdre en la laissant s'empêtrer dans les mailles d'un filet habilement tissé par des agents anglais. Marie Stuart commet alors sa dernière erreur : l'approbation écrite d'un complot contre Elisabeth, piloté et surveillé en réalité par les espions de cette dernière(1). Marie Stuart est condamnée à la décapitation (1586) et après bien des hésitations, Elisabeth signe son acte de mort.

(1) : Sur le rôle d'Elisabeth dans cette affaire, les versions sont parfois différentes. Stefan Zweig indique clairement qu'Elisabeth avait connaissance du piège tendu à Marie Stuart depuis le début et au minimum l'approuvait. D'autres sources considèrent que les conseillers d'Elisabeth n'en auraient parlé à la Reine qu'une fois l'affaire menée “à bon port”. Quoiqu'il en soit, Elisabeth possédait des qualités managériales telles qu'il est parfois difficile de distinguer dans son entourage ce qui ressort d'initiatives individuelles et ce qui relève d'un travail d'équipe bien mené. Nous avons essayé d'être fidèles dans l'interprétation.

Deux variantes de la responsabilité

Dans la confrontation entre ces deux grandes figures féminines du XVIème siècle émergent deux pratiques différentes du pouvoir, deux visions opposées des devoirs qu'il implique. “Si Marie Stuart - nous dit Zweig - vit pour elle même, Elisabeth vit pour son pays et regarde son état de souveraine comme une profession comportant des devoirs, tandis que Marie Stuart voit dans la royauté une prédestination qui la dispense de toute obligation.”

Concentrons-nous maintenant sur deux épisodes bien précis destinés à alimenter nos réflexions.

L'assassinat de Darnley: une tragi-comédie

Dans la nuit du 9 au 10 février 1567, Henry Darnley Stuart, roi d'Ecosse, passe de vie à trépas dans l'explosion de sa “résidence” d'Holyrood. C'est Bothwell qui a organisé le crime en s'ouvrant ainsi une voie vers le trône ; Marie Stuart, dominée par sa passion, en est la complice.

Alors que des voix s'élèvent pour accuser Bothwell, Marie Stuart - déjà discréditée - déclare que les coupables seront sévèrement punis et organise une mascarade de procès destinée à établir l'innocence de Bothwell et la sienne. D'obscurs sous-fifres font office de fusibles et l'affaire est classée. “Encore quelques semaines - écrit Zweig - et ce qui paraît incroyable et une exagération poétique dans Hamlet va devenir une réalité, à savoir qu'une reine, avant d'avoir usé les chaussures avec lesquelles elle a suivi le cadavre de son mari, en épouse l'assassin. Quos deus perdere vult....”...dementat (NDLR).

Toute cette affaire, à l'arrière-goût de Rainbow Warrior, relève d'une opération bâclée guidée par des impératifs mesquins et non par une analyse objective de la situation. En bref, cette première variante de la responsabilité correspond aux standards des processus pathologiques exposés dans ce site : une tragi-comédie jouée par des acteurs médiocres et...irresponsables.

Personnage complexe et fascinant racheté par la solennité de sa mort, Marie Stuart ne semble cependant pas avoir été à sa place comme Reine. La lutte constante qu'elle mène tout au long de sa vie pour revendiquer sa couronne et son titre “de droit divin” sur l'Ecosse et sur l'Angleterre, ressemble plus à un cri désespéré qu'à une affirmation de son autorité.

Elisabeth D'Angleterre : la condamnation de Marie Stuart

L'exécution de Marie Stuart, réclamée par le tribunal de la noblesse qui l'a jugée, est soumise à une condition : la signature de l'ordre d'exécution par Elisabeth d'Angleterre. Lourde responsabilité ! “Car que signifie l'envoi d'une reine à l'échafaud si ce n'est montrer à tous les peuples asservis de l'Europe que les monarques sont eux aussi responsables de leurs actes devant la justice et nullement intangibles ?”. Ce n'était pas seulement le cou de Marie Stuart qui risquait d'en souffrir...et l'histoire montrera qu'il s'agissait d'un précédent historique dangereux.

En février 1587, Elisabeth I, après avoir longuement consulté, médité et hésité, prend la décision souveraine de confirmer la mort et ordonne qu'on lui soumette l'ordre d'exécution de la sentence.

C'est ici qu'intervient un scénario en deux temps :

1) Le secrétaire d'Etat et ministre de la police (sir Francis Walsingham) - “ayant la chance ou la sagesse d'être malade” - c'est William Davison (secrétaire privé d'Elisabeth) qui porte le document à la signature. A l'arrivée de son secrétaire, la Reine, comme si elle avait soudainement oublié l'ordre qu'elle a donné, se met à bavarder de la pluie et du beau temps ; puis tout en continuant à deviser et en se gardant bien de lire les documents, elle les signe distraitement (y compris l'ordre d'exécution) comme s'il s'agissait d'affaires courantes pour lesquelles elle se fie entièrement à ses subordonnés. Au moment où Davison prend congé, Elisabeth lui enjoint cependant de communiquer avec diligence l'acte d'exécution au chancelier et déclare qu'elle ne s'y est résolue qu'à contrecoeur.

Le malheur veut pour notre homme qu'il n'y ait aucun témoin à la scène. Ne sachant que faire, il se confie à d'autres membres du Conseil qui se gardent bien, de leur côté, de l'affranchir de cette patate brûlante.

Entre-temps, Elisabeth change d'avis et ordonne que l'ordre d'exécution soit bloqué. Davison revient mais cette fois la Reine, dans une scène magistrale, le laisse repartir sans lui avoir donné la moindre consigne. Les membres du Conseil se consultent alors et concluent qu'Elisabeth souhaite l'exécution de Marie Stuart mais ne veut pas en assumer la responsabilité. Le mieux - concluent-ils - est d'exécuter sa volonté. Ils s'attendent en fait à ce que la Reine les désavoue en public et les félicite chaudement pour leur diligence en privé. Le 8 février 1587, Marie Stuart est décapitée dans la grande salle du château de Fotheringay.

2) Les conseillers d'Elisabeth se trompaient ! A la nouvelle de l'exécution, la Reine d'Angleterre entre dans une rage folle. Furieuse, saisie de colère, elle se livre presque à des voies de fait sur son conseiller (William Cecil) et l'abreuve de reproches et d'injures. Comment a-t-on osé ordonner à son insu et sans son ordre formel l'exécution de sa “chère soeur” ?! C'est sur Davison que se déverse finalement la colère royale : lâché par ses pairs, il est jugé, jeté en prison, puis libéré avec pour ordre de ne jamais reparaître à la cour.

Tous les Grands d'Europe sont informés de l'atroce douleur que cet assassinat a provoquée dans l'âme inconsolable de la Souveraine. Enfin, Elisabeth envoie une lettre au fils de Marie Stuart, Jacques VI, dans laquelle “elle prend Dieu à témoin qu'elle est innocente dans cette affaire et que jamais elle n'a songé à faire exécuter sa mère, quoique ses conseillers l'y poussassent journellement. Puis pour prévenir l'objection toute naturelle qu'elle aurait trouvé en Davison un bouc émissaire, elle dit fièrement qu'aucune puissance de la terre ne pourrait la contraindre à charger autrui de ce dont elle serait responsable.”

Or, il ne faudrait surtout pas penser qu'Elisabeth ne croyait pas un mot de ce qu'elle écrivait, même si la duplicité était un art maîtrisé de cette femme lorsque les circonstances l'exigeaient. En fait, la Reine d'Angleterre est non seulement consciente de ses devoirs mais de plus les revendique par la dignité que lui confère la couronne et par son rôle de souveraine dont ell e mesure pleinement l'ampleur.

Commentaires - Le paradoxe du pouvoir : à puissance étendue, responsabilité limitée

En rédigeant notre essai, nous étions dans la position de ces comédiens amateurs caricaturés par Shakespeare dans le songe d'une nuit d'été : craignant que l'imitation d'un lion confiée à l'un d'entre eux n'épouvante les spectateurs, ils décident d'insérer un prologue précisant à l'audience qu'il s'agit d'un faux lion et de faux rugissements. De peur d'effrayer les lecteurs nous nous sommes ainsi efforcés d'atténuer la crudité des phénomènes étudiés dans notre site. A la lumière de l'ouvrage de Stefan Zweig, nos rugissements font maintenant figure de pitoyables miaulements.

Notre analyse initiale voit défiler des personnages malades dans leurs comportements et médiocres sur le fond. S'agissant de dirigeants, ils nous ont semblé condamnables entre autres par leur refus d'assumer les responsabilités qui leur reviennent.

Or, voilà que se dresse devant nous une figure historique, une Reine qui a dignement mérité le titre de “grande”, un personnage en tous cas qu'on ne peut pas confondre avec les vulgaires lapins et les souriceaux qui s'agitent dans notre site ; et cette Reine semble exprimer le même refus. Devant son attitude, nous sommes forcés de nous interroger sur le sens du mot “responsabilité” appliqué à un homme ou à une femme "de pouvoir".

Une soif de justice atavique...qui se heurte à la réalité

Dès sa naissance (peut-être même avant) l'organisme vivant expérimente continuellement les réactions de son environnement et de son propre corps à ses actions et, avec le temps, il finit par se forger des règles de comportement qui visent à en minimiser les inconvénients et en à maximiser les avantages.

Ce trinôme, action-récompense-sanction, propre à tout être vivant, contribue chez l'être humain à la formation d'une norme morale selon laquelle tout acte doit recevoir une sanction ou une récompense proportionnelles à ses conséquences. Cette façon de concevoir héritée des premières phases de la vie, et comme enracinée dans notre patrimoine génétique, nous accompagne tout au long de notre existence.

Or, il existe une contradiction évidente entre cet impératif moral et le fonctionnement de la société humaine dans son ensemble.

Lorsqu'un être humain acquiert du pouvoir, il englobe en quelque sorte son environnement dans sa sphère d'influence et dans l'exercice de son autorité il voit sa puissance décupler par le consensus et l'obéissance de ses subordonnés. Son action peut ainsi “se dilater” mais (c'est là le problème) la sanction, elle, restera toujours individuelle et donc limitée.

Qu'un individu soit responsable de la mort d'un seul homme ou de milliers, la peine maximale qui pourra lui être infligée se “limitera” toujours à la perte de sa seule et unique vie. Hitler, s'il avait été capturé, n'aurait jamais pu subir plus de peines et de sanctions qu'un seul parmi les centaines de milliers de prisonniers russes qu'il fit périr dans les camps d'extermination de Rawa Ruska et alentours.

Il s'agit d'une loi physique incontournable : le puissant ne pourra jamais être puni ou récompensé proportionnellement aux actions qu'il engage ; il est donc intrinsèquement “irresponsable”. Voilà la règle que même une grande reine est forcée de respecter.

Alors comment distinguer un bon dirigeant d'un mauvais ?

Comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Au vu de ce qui précède, sans doute faudrait-il se contenter de faire la différence entre celui qui construit et celui qui démolit ou se contente plus vulgairement “de vivre sur la bête”.

Reste que cette distinction est loin d'être simple. Comment évaluer l'apport d'un dirigeant dans un environnement complexe, y compris avec le recul du temps ? Quels critères appliquer ? Quels indicateurs utiliser ?

On ne peut pas renoncer à tout jugement pour autant: l'être humain est naturellement porté à se forger une opinion avec les moyens et les critères à sa disposition et refuser de juger c'est renoncer à vivre.

Une chose est sûre d'ailleurs : c'est qu'un monde sépare cette Reine qui a donné son nom à l'Angleterre de son siècle et notre dirigeant rigoriste du postcriptum n°2 (cf ci-dessus : les ravages de la pseudo-rigueur).

Dans la bouche d'une Elisabeth d'Angleterre, l'expression “j'en assume l'entière responsabilité” signifie gagner sa légitimité en mettant son pouvoir au service de son pays. Dans celle de notre managerus rigorosus comicus, cela équivaut simplement à “c'est moi qui décide mais c'est pas moi qui paie et le premier qui me parle de responsabilité je le vire.”

En conclusion, notre grand schtroumpf rigoriste d'opérette n'est pas tant condamnable pour son incapacité congénitale à assumer ses responsabilités mais plutôt pour le simple fait d'être un médiocre acharné et un imbécile professionnel.

La vraie justice est dans l'Au-Delà !...

Face au conflit qui oppose la norme morale héritée et intégrée par l'être humain et le fonctionnement du monde dans lequel il est jeté, l'esprit peut trouver une consolation dans l'existence de l'Au-Delà, ... de cet autre monde où les peines et les récompenses seront à la mesure des actes commis ici-bas et compenseront pleinement “l'injustice” qui y règne.

Pourquoi ne pas voir alors dans cette exigence forte d'une justice supérieure à celle des hommes, dans cette foi en un monde plus grand, plus haut et plus juste...un héritage venu tout droit de notre enfance ?

Hélas, ce débat philosophico-religieux dépasse nos compétences et la sagesse nous commande de nous arrêter là....

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