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Postscriptum n°2 : Les ravages de la pseudo-rigueur

Nous nous sommes concentrés jusqu'à présent sur un filon unique assez riche pour mériter un site entier. Pour ne pas faire de jaloux, examinons maintenant une autre branche de l'arbre luxuriant de la pathoprojectologie : le syndrome de la rigueur !

Contrairement aux dysfonctionnements étudiés jusqu'ici qui s'adaptent à peu près à tous les climats, le syndrome dont nous allons nous occuper maintenant trouve un terrain particulièrement favorable dans les régions cultivant le rationalisme cartésien.

Lorsque le virus propre à cette pathologie fait souche dans une organisation de ce type, le rationalisme et la rigueur ne sont plus envisagés comme des moyens de concevoir et de produire de façon efficace, mais se transforment au contraire en une sorte de liturgie aussi vide de contenu qu'elle est encombrée de rites, d'incantations et de cérémonies.

Et vraiment, on peut se demander comment José Bové peut rester indifférent à ces cas alarmants d'organismes génétiquement modifiés !

Plutôt que de nous appesantir sur la théorie, nous allons donner dans ce chapitre quelques exemples de comportements propres à un organisme atteint par ce virus.

La loi fondamentale du projet rigoureux

Dans un projet conduit selon des méthodes rigoureuses et s'appuyant sur des théories et des procédures valides, l'erreur est   impossible. Telle est la loi de la rigueur...

Sous un aspect apparemment très innocent, cette formulation peut provoquer des ravages dévastateurs :

Si vous faites partie des naïfs qui s'imaginent que seul Dieu est infaillible, il est temps de remiser vos croyances futiles : l'infaillibilité est le propre du milieu cartésiano-rigoureux et le premier devoir d'un responsable d'équipe rigoureux sur un projet rigoureux dans une organisation rigoureuse est de se considérer comme infaillible ; à moins de renoncer à la sacro-sainte loi fondamentale de la rigueur.

Il s'ensuit donc (ergo !) que :

  • Dans un projet rigoureux lancé par une organisation rigoureuse, l'imprévu ne peut pas exister : tous les futurs possibles sont prévus d'avance et pris en compte "rigoureusement" ;
  • L'organisation des équipes dédiées aux projets rigoureux est basée sur la rigueur cartésienne : elle est donc (ergo !) parfaite et point perfectible car elle couvre d'emblée tous les cas possibles et impossibles...;
  • Tout étant pensé et préparé de façon rigoureuse, aucune correction ni changement de méthode ne seront nécessaires par la suite (ergo !), ou alors c'est que le projet n'aurait pas été mené de façon rigoureuse, ce qui est impossible dans un milieu rigoureux (CQFD) !

Les lecteurs qui n'auraient pas la chance d'être initiés à ce type de processus pourraient penser que de telles déviances intellectuelles sont impossibles ou qu'elles ne peuvent résister longtemps à la réalité du terrain et aux limites de la condition humaine !

Grave erreur ! Les processus rigoureux existent et jouissent d'un grand avenir.

La capacité de survie des projets rigoureux

Dans la nature, les microbes les plus dangereux ne sont jamais ceux qui tuent sur l'instant en provoquant tout à la fois la disparition de l'organisme malade et du microbe lui-même ; les plus dangereux sont ceux qui détruisent lentement et se donnent ainsi le temps de se multiplier et de prospérer. Il en va ainsi du virus de la rigueur...

La capacité de survie du projet rigoureux vient de ce que les milieux rigoureux fonctionnent en réalité sur deux axes qui ne se rejoignent jamais : la ligne officielle de la Rigueur d'un côté, et la ligne officieuse et tolérée de la Débrouille de l'autre.

L'application rigoureuse du principe de la rigueur provoquerait bien entendu très vite l'effondrement de l'organisation touchée et la disparition du syndrome de la rigueur dans la foulée ; mais la débrouille tempère et compense ces déviances, si bien que la charrette de la rigueur peut continuer à avancer cahin-caha au milieu des secousses, des soubresauts et des gaspillages.

Dans le milieu rigoureux, c'est l'hypocrisie généralisée à tous les niveaux (et non plus seulement au niveau des organes de contrôle) qui constitue le liant fondamental soudant les différents composants de l'organisme rigoureux entre eux.

Côté jardin, tout est fait rigoureusement ; côté cour, on bricole et on bidouille dans l'ombre.

Hypocrisie et compromis discrets assurent ainsi la perpétuation de la vie (ou de la galère) de cette espèce particulière de projets pathologiques.

Le fonctionnement de l'organisation rigoureuse

L'organisation rigoureuse étant parfaite, elle est par nature rigide et établie une fois pour toutes.

On voit bien qu'en l'absence de débrouille, aucun travail ne serait possible pour le personnel des services rigoureux, qui se retrouverait enserré dans une sorte de cage ou d'armature organisationnelle ; mais la débrouille y est admise et a pour ainsi dire droit de cité.

Ce paradoxe apparent tient tout simplement à la préoccupation qu'ont les dirigeants d'aménager leur irresponsabilité :

  • d'un côté, les chefs sont conscients que l'application stricte de la rigueur conduit à une paralysie totale ;
  • de l'autre, ils ne peuvent s'empêcher de considérer toute évolution ou changement comme une méprisable absence...de rigueur.

Le dilemme peut néanmoins être résolu si l'on admet comme expédient que les individus communiquent entre eux de façon informelle et sans aucune préoccupation rigoriste : c'est la débrouille.

Ce procédé présente de plus un avantage évident :

  • si les choses devaient se compliquer et que des problèmes devaient survenir, on pourra toujours accuser les débrouillards de ne pas avoir respecté les règles, avec la certitude d'avoir raison puisqu'il s'agit de règles impossibles à respecter ;
  • et si les choses vont bien, la position des chefs s'en trouvera tout simplement confortée.

Pour faire bonne figure, on colle souvent à ce type d'organisation informelle des noms qui - pour ainsi dire - sentent bon la rigueur ; on masque ainsi le fait que l'organisation n'aurait jamais pu fonctionner telle qu'elle a été conçue et on englobe dans la rigueur la débrouille et le désordre.

La grande messe : "le bateau a coulé"

Il est habituel dans les organisations que le chef convoque ses subordonnés à un rythme régulier.

Tout l'intérêt de cette cérémonie en milieu cartésiano-rigoureux consiste simplement à décharger le chef de ses responsabilités : il ne s'agit pas de permettre au Grand schtroumpf rigoureux de contrôler ou de prendre des décisions mais plutôt de se faire confirmer que tout procède...rigoureusement. Il serait sacrilège d'informer l'assistance que quelque chose va mal. Donc tout va bien ; et si l'on découvre ensuite un cadavre dans les placards, le chef pourra dire que personne ne l'en avait informé.

Supposons qu'une société ait produit 200 missiles envoyés au client par voie de mer et qu'à la veille de la grande messe hebdomadaire on apprenne la nouvelle du naufrage du bateau en plein océan.

Voici comment il faut procéder :

En tant que responsable de l'expédition vous allez tout d'abord informer le grand chef du douloureux incident de façon strictement confidentielle et par voie rigoureusement réservée. Il s'agit là d'une opération délicate qui demande du tact, de la diplomatie et bien entendu...une bonne dose d'hypocrisie.

Une fois cette mission accomplie, il vous faudra rendre compte du "résultat" de l'expédition pendant la grande messe.

Que faire ? Annoncer que le bateau a coulé ? Quelle horreur ! Dans un organisme rigoureux, on prévoit même les naufrages à l'avance...ils sont donc évitables !

Pas de panique ! Il vous suffit d'appliquer la loi de la rigueur à la lettre :

Pour commencer, vous allez vous étendre longuement sur les opérations d'emballage, d'étiquetage, de composition des modules et de conditionnement du matériel ; vous pourrez mentionner par exemple que les étiquettes étaient de dimensions rigoureusement standard et que la couleur du papier d'emballage était aux normes. Vous passerez ensuite à la description des opérations de chargement et de dédouanement qui - comme chacun peut s'en douter - ont été effectuées de façon rigoureuse et vous insisterez ensuite particulièrement sur le respect de l'horaire de départ.

Arrivé à ce stade, d'une voix ferme, tranquille, monocorde et d'une intensité légèrement inférieure à la norme, il vous suffira de glisser un dernier détail à l'attention voilée du chef : "Comme cela vous a été communiqué, des inconvénients sont survenus durant la traversée...sans répercussion aucune sur la prochaine expédition du deuxième chargement, prévue pour le 15 du mois, conformément au calendrier".

Retenez ceci : ce qui compte dans l'opération c'est que le responsable de l'expédition puisse dire que le chef sait sans que pour autant tout le monde sache officiellement que le chef sait. Donc, évidemment, le chef ne sait pas. Ergo !

Vous voilà initié à la loi de la rigueur cartésienne en milieu rationalo-cartésien d'opérette.

Si vous avez encore du mal à suivre, faites vous donc embaucher dans une organisation rigoureuse ; on comprend toujours plus vite en pratiquant.

Les tests

Lorsqu'un produit est conçu de façon rigoureuse, perdre du temps pour prouver qu'il fonctionne est tout simplement un non sens.
Cependant, dans la mesure où nous sommes tous amenés aujourd'hui à imiter les procédures américaines dans leur formalisme et que les Américains font des tests, une phase de test est toujours prévue quel que soit le client final du projet (interne ou externe)...y compris dans les milieux rigoureux.

Toute la question est ensuite d'adapter cette procédure à la culture locale lorsque le produit (fabriqué selon les lois de la rigueur) ne marche pas :

Si ce produit est livré en interne, on aura recours à la panoplie des techniques exposées dans le site pour masquer et camoufler les problèmes (chapitre : les symptômes les plus visibles des projets pathologiques / le partage des responsabilités).

Si le produit est en revanche livré à un client externe, on entrera dans la phase dite "des bricoleurs":

  • pour des problèmes importants, on choisira de "gratifier" le personnel responsable des tests pour qu'il ferme un oeil et même les deux sur ces détails ;
  • pour des problèmes mineurs (connexions oubliées, composants aux caractéristiques insuffisantes etc...), on effectuera les corrections loin des yeux et des oreilles du chef et sans réintégrer   les modifications qui s'avèrent nécessaires dans les dossiers de production (ces dossiers ont été conçus de façon rigoureuse ; ils sont donc parfaits !).

La reproduction d'un produit déjà réalisé

Il peut arriver que l'on souhaite réaliser après des années une nouvelle série d'un produit qui a déjà été construit bien auparavant.

Dans ce cas, le problème qui se présente le plus fréquemment est celui de l'obsolescence des composants.

L'obsolescence d'un composant ne peut être prévue qu'occasionnellement ; dans les projets rigoureux, cette obsolescence n'ayant pas été prévue, elle ne peut tout simplement pas exister.

On en arrive parfois même, pour respecter l'exigence de la rigueur, à lancer des productions de composants vieux et dépassés, à des coûts gigantesques pour démontrer qu'aucune erreur n'a été commise dans le projet initial.

C'est seulement dans le cas où il serait absolument impossible de se procurer de vieux composants qu'intervient la débrouille : on se les procure alors auprès des ferrailleurs, des brocanteurs ou bien - croyez le ou non - en cannibalisant d'autres produits.

Et si cet expédient aussi se révèle impraticable ? "Alors, ceinture". Et en effet plutôt que de renoncer à la loi de la rigueur, on préfère souvent tout simplement renoncer à produire et à vendre.

Dans d'autres cas encore, le chef acceptera que les modifications nécessaires soient effectuées en faisant semblant de ne rien savoir, pour que le produit soit vendable ; mais neuf fois sur dix, ces modifications ne seront pas reportées dans les dossiers de production, pour garantir le respect des lois impitoyables de la rigueur.

La répartition des compétences

Dans nos sociétés modernes, le software prend de plus en plus la place de l'hardware et dans des organisations qui disposaient autrefois de bureaux systèmes, de dessinateurs, de laboratoires et d'officines, on ne voit plus aujourd'hui que des ordinateurs, des écrans, des claviers et des cols blancs.

Dans ces conditions, concevoir du matériel signifie savoir modéliser parfaitement une infinité de situations et de phénomènes physiques.

En principe, compte tenu des limites de l'être humain, neuf fois sur dix, le produit conçu selon ces méthodes commence d'abord par ne pas marcher comme prévu ; ce qui est très normal et très prévisible. Après quoi, on révise le projet, on opère les corrections nécessaires et on re-teste. De cette façon et après un nombre raisonnable de tests, on finira par mettre au point un produit viable.

Qu'en est-il dans les milieux cartésiano-rigoristes ? Désastre ! Le produit a été conçu de façon rigoureuse, il doit donc être parfait et ne demander aucune retouche ni correction.

En pratique, il ne le sera jamais...mais cette fois, plus de possibilité de bricolage en laboratoire parce que les laboratoires ont disparu.

Alors on bricole et on se débrouille autrement :

  • On confiera d'abord le soin de l'assemblage et des tests à une société externe, formellement supposée peuplée de béotiens ignorants, et en réalité pilotée par de vieux routards du métier, capables de corriger en silence les nombreux dysfonctionnements qu'ils récupèrent des chantres de la rigueur.
  • Ensuite on transférera progressivement toujours plus de responsabilités à cette société jusqu'à ce qu'elle se substitue dans les faits à l'équipe projet de l'organisation rigoureuse.

Bien entendu, le dossier initial, supposé parfait, ne sera pas modifié, ce qui implique que si l'on change d'assembleur, tous les problèmes relevés la première fois se reproduiront de nouveau.

Un beau bordel certainement,...mais la rigueur est sauve...

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